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Planète sauvage (la) (1973)
de René Laloux
publié le mercredi 1er mai 2024

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°75, décembre 1973

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1973
Prix spécial.

Sorties le jeudi 6 décembre 1973 et le mercredi 1er mai 2024


 


Une femme fuit, un enfant aux bras ; aux yeux l’angoisse un peu grise des premiers personnages de Pablo Picasso. Quelque chose d’énorme l’envoie bouler ; elle se relève, court, retombe et reste inerte. Un doigt géant soulève l’enfant, on entend une voix de petite fille qui dit : "Tiens, un petit d’Om, je vais le garder".


 


 

Cette première séquence de La Planète sauvage impose la double vision qui donne sa vibration au film. D’abord le point de vue de l’homme - l’Om opprimé par les Draags - écrasé par une force invulnérable parce que non mesurable. On pense aux hommes des premiers âges en proie à la terreur des forces naturelles et baptisant dieu tout ce qui l’écrasait, mais aussi aux insectes, fourmis ou mouches torturés par des enfants. C’est que le point de vue a changé, il devient celui du géant qui taquine de la pointe du doigt une de ces petites créatures gigotantes, grouillantes ou pullulantes.


 


 

Stefan Wul, l’auteur du beau livre de science-fiction Oms en série, dont René La !oux & Topor ont tiré le scénario de La Planète sauvage, raconte la libération du peuple Om et sa victoire contre les Draags de la planète Ygam. Les Oms, minuscules, ont sur leurs maîtres l’avantage de vieillir six fois plus vite que les Draags. Le film n’exploite guère cette donnée mais joue plutôt sur la relativité de l’espace, relativité qui change le rapport au normal : tantôt c’est le géant qui est monstrueux, tantôt c’est le petit qui devient minuscule en face du grand redevenu normal. Si bien que progressivement le spectateur est amené à accepter la différence de taille comme une simple variante entre deux races égales et non comme un critère de supériorité. La Planète sauvage est d’abord un film antiraciste et un plaidoyer pour ceux que les grands du monde appellent volontiers rats ou vermine et qu’on supprime par génocide comme on nettoie un caniveau, un nid de frelons ou une forêt vietnamienne. Mais le film est aussi une œuvre "optimiste". Les oppresseurs géants exterminent - après avoir joué avec - les petits Oms parce qu’ils ignorent leur condition de créatures raisonnables. Une fois reconnue leur dignité, ils concluent avec eux une alliance fondée sur le respect mutuel et une collaboration.


 

D’autre part les Oms mettent en mouvement le processus de libération - par 1a lutte armée - en volant aux oppresseurs leurs instruments scientifiques et culturels. On retrouve ainsi dans le film les grands thèmes du siècle des Lumières au temps où les mots de culture et d’humanisme avaient encore un pouvoir subversif : culture instrument de la libération des classes et des races, intellectuels renonçant au statut d’amuseurs des grands pour venir "éclairer" le peuple, pouvoir de la raison triomphant de l’injustice. Aussi bien l’allégorie choisie, celle du petit en face du grand est une des plus familières du 18e siècle, soit que le petit accède au statut du grand en conquérant la raison, soit que le petit, fort de son nombre, triomphe du prince géant. 18e siècle mais aussi science-fiction, dont le film reprend les thèmes familiers. Contact entre humains et extra-terrestres, projection dans l’avenir des conflits contemporains, anticipation d’une civilisation de plus en plus technique.


 

L’originalité du scénario - en cela resté fidèle au livre - vient de ce que l’extra-terrestre n’est pas monstrueux : homme d’avenir par sa maîtrise des techniques, sa pratique de l’éducation, sa perfection politique, mais qui donne déjà quelques signes de vieillissement. Le parlement ressemble à une séance très ennuyeuse de faculté avec son amphi compassé et ces gros plans de débateurs télévisés. Face aux Draags, les Oms sauvages figurent le retour à une barbarie plus vigoureuse, et l’alliance finale rejoint le final du Cheval fou de Fernando Arrabal (1) quand le superman occidental mangé par l’homme arabe de la nature, donne naissance à un homme nouveau rendu à l’unité originelle.


 


 

Ce qui dérange un peu la belle simplicité du film c’est que Topor, responsable des maquettes, a donné aux barbares le caractère désuet de vieilles gravures du 19e siècle - ces nouveaux misérables sauvés par l’éducation pourraient venir d’une édition originale de Victor Hugo, et aux Draags supercivilisés, une allure futuriste : réseau nerveux, peaux ou vêtements, on confond un peu, comme dans ces arbres de René Magritte où les branches sont des nervures de feuilles.


 

Cette relativité dans le temps, que les scénaristes n’ont guère exploitée au niveau du scénario, est sans cesse présente au niveau du dessin qui confond les styles et les époques. On se rappelle ce plan de La Jetée de Chris Marker (1962) où l’après Troisième Guerre mondiale était suggéré par un Arc de triomphe coupé en deux par une bombe. Quand les Draags repassent, dans leur mini-télé intégrée au cerveau, leur leçon de géographie, les diapos représentent une centrale atomique en ruine, mais le graphisme est celui des gravures de Rembrandt, et la musique d’ambiance une musique du 18e siècle. Ces jeux de rapports donnent au film leur ton fantastique, un fantastique rationnel si on peut dire, toujours significatif, et qui vise à expliquer et à convaincre non à inquiéter ni à hanter.


 


 


 

Même les animaux et les paysages où on retrouve le bestiaire et la faune étrange des dessins familiers à Topor restent fonctionnels : bêtes suceuses ou écraseuses, plantes aspirantes et griffeuses : la planète Ygam protège la vie feutrée de ses habitants par un appareil agressif. Le fantastique cher aux peintres et graveurs anciens, qui jaillissait de la confusion entre l’animé et le mécanique, est devenu ici allégorie d’un monde conçu pour enfermer et tuer et rendu naturel à force de technique.
La Planète sauvage est un beau film rationnel et riche qui conjugue l’invention de l’aventure, la rigueur du récit, la générosité de la thèse et la beauté du dessin. Et la technique d’animation est extraordinaire : elle allie le carton animé et la liberté de mouvement du dessin animé. Dirigée par René Laloux, l’équipe d’animation est tchèque, formée à Prague, la patrie du dessin animé adulte.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°75, décembre 1973

1. J’irai comme un cheval fou de Fernando Arrabal est sorti en 1973.


La Planète sauvage. Réal : René Laloux ; sc : R.L. & Roland Topor, d’après le roman de Stefan Wul, Oms en série (1957) ; ph : Boris Baromykin & Lubomir Rejthar ; mont : Hélène Arnal & Marta Látalová ; mu : Alain Goraguer. Avec les voix de Jennifer Drake, Éric Baugin, William Coryn, Jean Topart, Jean Valmont, Jeanine Forney, Yves Barsacq, Gérard Hernandez, Philippe Ogouz (France-Tchécoslovaquie, 1973, 72 mn). Animation.



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